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Compartiments d'imaginaires

Récits

Lausanne, édition de l'Aire, 1992, 136 pages

Cours des eaux de la terre qui menez au voyage, vous aussi je vous inscris aux carnets de traverses de mes transports, au compartiment de mon imaginaire. Bientôt, porteurs de mes îles intérieures, vous deviendrez le fleuve, vous deviendrez la mer, cet infini dont je ne serai jamais le conquérant que par la voile des mots, les rames de la parole.

Gil Pidoux, Compartiments d'imaginaires,  p. 62.

Cet ouvrage a obtenu le prix Citroën, décerné au Salon du livre, à Genève, en 1991. Le jury a délibéré sur présentation d'un manuscrit. Il a été édité l'année suivante par Michel Moret, aux Editions de l’Aire, à Vevey.

Un deuxième volume, à l’état de manuscrit, « Les Nouveaux Compartiment d’imaginaires » est en attente d’édition.

Compartiments d'imaginaires est un recueil de récits décliné en vingt-et-un « voyages ». Voyages ?  Un  déplacement professionnel, en train, serait-il un périple, un éloignement suffisant pour que le terme de voyage puisse s'imposer ? Pour Gil Pidoux, il n'est pas nécessaire de se déplacer pour voyager.

Le poète part rarement en voyage ; il doit gagner sa vie. L'argent ne se trouve pas sous le rideau d'un théâtre. Abstinent volontaire du volant, il pratique le train. Il n'en est pas pour autant un auteur ferroviaire. Il préfère partager un compartiment de deuxième classe avec des grands-parents et une petite fille, plutôt que de compter les aiguillages, debout, entre deux wagons.

C'est donc « ce qui survient », pendant un trajet, qui donnera sens à ces récits. Récits imaginaires, tient à préciser Gil Pidoux. Ces récits ne sont pas des fantaisies. Il s'est bien passé quelque chose. Réels sont les périples à Paris, le trajet jusqu'à Genève, la fugue légère au Tessin, chez son ami Michel Poletti, le cinéaste, le marionnettiste. Il a vraiment rencontré des ouvriers originaires de Yougoslavie (le pays existait encore) dans le wagon qui emmenait les gars à l'enterrement d'un collègue de chantier. Il a effectivement tâté du train touristique de haute-montage. Il fréquente régulièrement l'omnibus régional où montent des instituteurs, enclins au bavardage, qui « mettent des notes à vos propos et que ça se sent ».

Le compartiment du train lui sert d'atelier mobile. Gil Pidoux travaille, écrit, prend des notes. Des passagers, forcément, l'observent du coin de l'œil. Certains l'interrogent. Ou risquent quelques confidences.  Alors Gil Pidoux capte ces propos, se souvient ; il y met une musique à lui, des mots à lui. Avec des pointes ou des accents imaginaires ; ce sont des récits à lui. Avec des interrogations qui lui appartiennent. Sans s'occuper des contraintes  du véridique, du détail, des destinations.

Ainsi, Gil Pidoux est intrigué par un vieillard, qui écrit, lui aussi, sur sa banquette :

Qu'est-ce pour lui que l'écriture,
ce fornicant mensonge ? 

(p. 19)

 

Plus loin, au troisième récit, l'auteur travaille dans un wagon-restaurant.

On y travaille plus à l'aise que sur la banquette, même si la promiscuité oblige. Gil Pidoux est souvent accompagné d'une  sacoche, d'un cartable en cuir de professeur bohème. Il y loge textes, carnets, cahiers, plumes. Deux plumes. De même, il se munit de deux pipes dans la poche de son pardessus. (Il fume du « Clan », du tabac au goût hollandais). (En 1990, l'on pouvait encore choisir entre un compartiment enfumé ou celui des non-fumeurs).

(...) mon papier, mes cahiers, mes plumes (dont il faudra vérifier qu'elles ne soient pas rebelles) et surtout l'esprit neuf de mon peu de vacances (quelques heures de mon peu de vacances qui me sont semaines et mois).  Gil Pidoux appelle ça « un voyage de papiers ».

Un jour, au wagon-restaurant, donc, un voyageur observe Gil Pidoux, en train d'écrire. Ou d'écrire dans le train, comme l'on voudra :

- On écrit trop de choses tristes, m'a dit auparavant l'homme jovial, qui m'a quitté à la gare précédente, s'intéressant, par ennui, à l'exercice avorté de mes lignes.
Ce sont vos souvenirs ?
Pas exactement, pas exactement. 

Les récits de Compartiments d'imaginaires sont publiés en 1992 par Michel Moret, un libraire devenu patron d'édition. A la parution de ces récits, Gil Pidoux est âgé de 54 ans. Depuis une dizaine d’années, à l'exception d'un texte sur le Théâtre du Jorat (1983), il n'avait plus été édité. Ce qui ne signifie pas qu'il avait abandonné l'écriture.

Son retour sur la scène éditoriale est précédé, le 1er mai 1991, par l'attribution du prix Citroën, au Salon international du livre et de la presse, à Genève. Le jury, présidé par l’écrivain Jacques Bron, s'était prononcé à la lecture du manuscrit du Compartiments d'imaginaires. (Ce prix était décerné par la Société genevoise des écrivains).

La forme d'écriture de Gil Pidoux, dans sa dimension narrative, demeure proche du travail poétique de ses premiers textes. Son approche des gens et des choses traduit ici par un langage épuré, par des dialogues concis, avec un sens affirmé du langage vrai. La part de l'imaginaire intervient dans sa façon de traiter des situations réelles, par déformations légères, par les associations qu'il introduit, ici et là, sans prévenir.

Qu'on me laisse être le touriste imprévu de moi-même, l'accrocheur photographique de façades blêmes et imaginaires. J'en ai assez des talus de la pensée étroite, du sectarisme de l'art décoloré.

(p. 77)

Les lieux et les personnages qui ont inspiré ces Compartiments d'imaginaires sont, comme souvent dans l'écriture de Gil Pidoux, à peine esquissés, juste suggérés. Il est plus précis (douzième voyage) dans l'évocation de ses goûts musicaux ; musique baroque (Adam de la Halle, Gilles Binchois) musique classique, Mahler, Bartók, musique française, Debussy, Ravel, Fauré.

Le rock ? Absent à l'inventaire.

L'un de ses voyages, le treizième, l'emmène, par l'image interposée d'une belle cousine du Nord, dans la bibliothèque de son grand-père. Gil Pidoux décrit cette bibliothèque de pasteur lettré, qui écrit en gilet de monsieur. Un érudit. Vision d'enfance :

La tulipe renversée de la lampe de travail laissait  tomber l'huile tiède d'une lumière appropriée à des stages de longue haleine, lesquels permettaient à la vieille plume de courir sans relâche du bout de son bec de métal bleuté. 

(p. 90)

Aujourd'hui, le seul luxe auquel Gil Pidoux semble céder – outre quelques pipes courbes  de belle veine – a pour apparence des plumes à réservoir d'encre, à bouchon vissé. Son rapport aux objets de l'écriture vient apparemment de loin.