Dix écrivains en quête d’une ville


Editions de l’Aire, Lausanne, 1981, 164 pages
Ouvrage collectif, avec une note introductive de l’éditeur. « Cet ouvrage est publié à l’occasion du 500e anniversaire de l’unité lausannoise. Il est dédié à tous ceux qui ont œuvré dans l’ombre au service et au renom de la cité ». 
Ces dix auteur(e)s, par ordre de succession des contributions, sont : Laurence Verrey, Anne Fontaine, Anne-Catherine Menétrey, Gabrielle Faure, Mireille Kuttel, Gil Pidoux, Gilbert Musy, Pierre Yves Lador, Jean Pache, Michel Campiche.

Dessin de couverture : Serge Lador
La contribution de Gil Pidoux, pages 81-116, est intitulée Séquences de Lausanne
SEQUENCE DEUX
Où il est question des places
(…)
Riponne des fêtes enfantines
condamnées à l’almanach du souvenir
Riponne des marchands ambulants
des camelots de l’antiquaille et de la nourriture
Roulottes guillotines des bouchers aux mains larges
Fraîcheurs entassées des sous-bois mycologiques
(…)
Riponne de l’échec
et des joueurs d’échec sur le damier public
Rectangle encagé entre les reliefs divers
des bâtiments qui se nièrent
Fausse folie florentine boulonnée sur sa laideur
Hautes salles du musée où se perpétue la mort taxi
dermiste
(…). 
Gil Pidoux, Dix écrivains en quête d’une ville, p. 85-86.

La contribution de Gil Pidoux à Dix écrivains en quête d’une ville est  une suite poétique, composée en huit thèmes, sous le titre de Séquences de Lausanne. (Les neuf autres écrivains sont nés ou ont vécu à Lausanne ; Gil Pidoux cumule les deux critères avec  Laurence Avigdor-Verrey, Michel Campiche, et Jean Pache). 
Ce projet éditorial est une initiative de Michel Moret, patron des éditions de l’Aire. L’allusion au 500ème anniversaire « l’unité lausannoise » fait référence à un acte d’union, en 1481, entre la Cité et la Ville basse ; les « quartiers « La Palud, St-Laurent, Le Pont (autour du Flon) et Le Bourg.
Gil Pidoux, enfant de la Cité, ne fait pas référence à l’héritage historique des « cinq quartiers ». De la Cité, il considère des ponts, ou des places, plus que des quartiers.
(Aujourd’hui, en relisant ces Séquences de Lausanne, il doute même de la possibilité de définir une ville. Ce qui n’empêche pas une « enquête », au sens d’une recherche poétique). 
Sur un mode interrogatif  (« Où il est question de… ») et impressionniste, Gil Pidoux traite donc des lieux lausannois les plus visibles, s’arrête plus longuement sur la place de la Palud (séquence trois), descend à la Gare, pousse jusqu’au port d’Ouchy. Puis remonte à la Cité, s’arrête à la déclinaison des rues, et retourne à son inspiration lacustre (« Où il est lémaniquement question du lac »). La huitième  et dernière question est  plus philosophique, mais doucement ironique. 


Où il est question de se questionner

Où il est lausannoisement question de Lausanne
Vaudoisement question d’être Vaudois
Fièrement question d’être fier
Fidèlement question d’être fidèle
Critiquablement de la critiquer

Gil Pidoux joue sur les mots, entre enquête (le questionnement) et la quête, celle de la recherche d’une ville, mais sans la confondre avec celle d’un Graal disparu, ou avec les regrets d’une Lausanne abîmée par la frénésie immobilière, envahie par les flux automobiles. 
Dans ce paysage de collines et de terrasses, entre lac Léman et plateau du Jorat (900 mètres d’altitude) l’urbanisme hérité de la fin du XIXème est mis à mal. Des bâtiments anciens sont détruits, des places envahies par le trafic routier. La place de la Riponne, lieu du marché  alimentaire, est éventrée dans les années 1970 pour la construction d’un parking souterrain. Le quartier historique, la Cité, autour de la Cathédrale, est désertée par les étudiants, déplacés dans un campus au bord de lac Léman. La vie culturelle et sociale lausannoise, après les années effervescentes de la fin de la guerre, est en rapide mutation. 
En 1981, Gil Pidoux a 43 ans. Il se souvient de ces années de contestation des « jeunes », de « Lôzanne bouge », des « manifs » dans la rue, des tracts maoïstes, marxistes-léninistes. Il observait, parfois amusé. Mais il n’est pas de cette contestation-là. La démarche d’un poète, au sens de sa façon de se mouvoir dans la vie courante, suppose une extériorité, entre mémoire et réalité. Il sait partager avec son lecteur, en quatre vers, l’essentiel des rivières enfouies. Séquence une, p. 81.
Les eaux radotent sous la terre
blindées dans l’opaque béton
veine cave artère fémorale
La Louve le Flon
 

Gil Pidoux fut l’un des animateurs de la vie culturelle lausannoise. Il avait fondé et dirigé le premier festival de la Cité en 1972. Il avait mis en œuvre le « May littéraire » avec d’autres amis ; il poursuivait ses activités d’auteur dramatique de metteur en scène et de comédien. Mais il ne se place pas en dépositaire d’un patrimoine. 
Face à ce Lausanne qui s’enlaidit, qui se cherche, Gil Pidoux propose un langage, une façon d’aborder la connaissance d’une ville. Dans ces « Séquences de Lausanne » (et non pas « sur » Lausanne), Gil Pidoux affirme ses origines. Mais indique, par le ton et le propos, qu’il s’adresse autant à des initiés, à des connaisseurs de Lausanne, qu’à des lecteurs capables d’imaginer une ville inconnue. 

Pont Chauderon jeté au travers du désert
du plaisir planifié
cultivant ses drapeaux
dans le clair automne
assembleur des caves du Comptoir suisse
Palais de Beaulieu
Glorificateur d’une raide puissance

(Page 83. Ce « désert » est celui du quartier du Flon, alors quartier d’entrepôts, haut-lieu nocturne de la prostitution. Les drapeaux sur le pont Chauderon annonçaient la foire d’automne de Lausanne, fréquentée alors par des centaines de milliers de visiteurs venus de toute la Suisse, au Palais de Beaulieu. En évoquant le nom de Beaulieu, Gil Pidoux glisse sans transition au musée de l’Art brut, « le bric-à-brac du génie jardiné par l’absurde »).

Ces Séquences de Lausanne (la sixième) réservent  une place aux noms des rues, par une énumération cocasse, proche de celles de Rabelais. L’auteur passe en revue des noms de fleurs, de personnages illustres, ou d’animaux, tels que  le Lapin Vert – qui a des lettres – , lieu de réunion de la société étudiante des Belles-Lettres. 

Ce texte a été écrit entre le 9 et le 15 juin 1981. C’est rapide, une séquence par jour. Gil Pidoux connaît son Lausanne par cœur. Et il écrit des séquences « de » Lausanne. Par un génitif à double sens. (Il n’écrit pas « sur » Lausanne).
Cette vision d’une ville, en forme d’enquête, est une recherche de complicité avec un lecteur, une lectrice. (Si l’histoire de la ville est évoquée ici et là, c’est pour la présenter légèrement, et précisément, mais  sans ostentation). C’est une poétique ouverte : son contenu (son « message » en théorie de la communication) suppose plusieurs niveaux de lecture. C’est une œuvre à faire, incertaine, dans la mesure où le lecteur y prend sa part. 
Que l’on soit, ou non, de Lausanne. (Séquence sept, p. 108)

Le lac est une scène immense
un plateau de théâtre où se jouent tous les vents
Vaudaire Bornand Rebat Ventasson
Foehn Joran Vent Blanc ou Bise Noire
On prend le large vers le large
à  coups de rames à flancs de voiles
ou dans les bateaux cossus

    
Dans ces « Séquences », Gil Pidoux livre peu d’éléments sur sa connaissance de la ville, de ses milieux culturels, littéraires. Il précise, simplement, dans la page conclusive (p. 114) qu’il est « un humain d’ici et de la planète ».  Et il est le seul, parmi les Dix écrivains en quête d’une ville d’achever son texte par un message de réconciliation. 
Lausanne
Merci